Il n’avait pas du tout bougé. Aucun mouvement. Aucune respiration. Pendant ces multiples journées, il semblerait bien qu’il ne s’était rien passé. Les ogres, avec de grandes précautions pour ne pas se voir étrangler par ses mains comme il y a longtemps, lui avaient accrochées des chaînes à ses bras comme à ses jambes. Il fut difficile de le faire se mouvoir à cause de cette rigidité cadavérique qui semblait s’être accrochée à ses muscles. Jamais trop paranoïaques, ils lui mirent une muselière pour l’empêcher de mordre. Ils souhaitaient tant ne pas le voir les massacrer tous jusqu’au dernier comme il le fit déjà un jour. Enma pourrait-il parvenir à le vaincre ? C’était peut-être probable. Ou bien cela ne l’était pas. Qu’en savions-nous ? Légion ne pouvait détruire le néant ou bien faire brûler l’enfer. Il pouvait très certainement sortir dès qu’il le souhaitait. Mais il semblait chercher quelque chose. Qu’y avait-il de trouvable dans cette cage ou bien éternelle ou bien passagère ? Pas de la puissance en tout cas. Il n’y avait aucun moyen de s’entraîner, en Enfer. L’endroit était devenu bien moins lourd pour les consciences. C’était simplement un endroit où on se cassait les pieds, la plupart du temps. Ne rien pouvoir faire. C’était fort triste et toujours dangereux. Il n’y avait parfois rien de mieux pour plonger dans la folie que l’ennui. Un roi sans divertissement est un homme plein de misère. Prenez un nombre impressionnant de murs : quatre, en tout. Ajoutez-y un toit et un sol. Et rien d’autres. Il est idiot d’attacher un prisonnier quand il y a déjà un espace clos où il ne peut rien faire. Lui offrir des mouvements dans cinq mètres carrés suffisait amplement à lui offrir une minuscule liberté qui lui remémorera celle d’antan. Sinon, il n’y aura que l’oubli. Avec cet oubli de tout viendrait l’engourdissement total, la transformation en légume. Mais qu’est-ce valait le mieux comme punition ? L’évacuation totale de tout mouvement et de toute pensée ? Ou bien la transformation du comportement jusque dans ses racines psychiques les plus enfouies ? Ce n’était pas ce qui était le plus important, à l’heure actuelle. L’enfer était lié à bien d’autres contrées de l’au-delà. Des lieux qui se déroulaient bien loin des dieux mineurs qui étaient aux alentours.
En un clignement d’oeil, Légion s’était retrouvé bien loin de cette cage d’outre-tombe. Peut-être qu’il avait profité d’une libération de la part d’Enma pour s’y retrouver ou bien c’était à l’encontre du géant rouge qu’il avait usé d’un sortilège pour se propulser vers cet abîme bien étrange. Ou alors il n’avait toujours rien remarqué, concentré sur la moquerie d’un ange autoproclamé. La lanterne du mangeur des mondes dans les mains, traînant de multiples chaînes derrière lui. Mais où était-il ? Loin de toute civilisation et de tout personnage capable de converser avec lui de façon amicale. Il était dans l’inconnu. Dans le noir le plus total. Un univers de frayeur pour tous ceux qui étaient toujours sains. Mais lui l’était de moins en moins. Marchant sur des âmes perdues et des esprits détruits par le monde des morts, rejetés tels des déchets comme exemple, il allait un point brillant de cet espace si noir. Tout était vide et plein. Le monde était lointain. Là où nous sommes, il n’y a pas non plus de réalité. Tout était taillé comme le rêve d’un dieu aussi mort que le reste des monstres qui pullulèrent un jour l’univers. Mais il y avait un son. Un sanglot. Des pleurs qui résonnaient dans le vide. Il n’y avait aucun mur pour faire écho et pourtant ils retentissaient comme le fracas des canons. Mais qui pourrait les entendre ? Un seul homme. Un seul maniaque qui serait assez têtu pour se retrouver ici. On pourrait qualifier la rage des vivants de magie. Mais en vérité, ils étaient tellement habitués à se hurler dessus les uns les autres que tout devenait mondain.
L’immense créature ne pouvait être décrite. Des moignons dont sortaient des branches se posaient devant ses yeux sans pupille ni sclère. De la bouche édentée sortant de son cou sortaient les râles et soupirs qui polluaient l’endroit. Légion observait la chose sans vraiment ressentir quoi que ce soit. Que pourrait-il faire à cette monstruosité qui hurlait ? Pas grand chose. C’était une ruine des temps immémoriaux. Ce qui restait de ceux qui avaient marché sur l’univers avant que ce dernier ne soit univers lui-même. Ce qu’il y avait avant le rien. Les monstres. Et c’était eux qui avaient existé avant qu’un être autre vienne les exterminer. Car pour que la lumière soit, il faut qu’il n’y ait rien. Avant les déluges, avant Atrahasis, Ziusudra, Pyrrha, Noé, avant toutes ces exterminations de masse qui touchèrent les sapiens, il y eut les véritables titans d’antan. Les monstres. Peut-être avaient-ils eux-mêmes massacrés ceux qui étaient là avant eux ? Qui pouvait savoir ? L’amalgame le toucha simplement de sa main. Et l’abomination disparut.
Il devint facile de comprendre pourquoi la créature pleurait. Nous étions dans le cimetière de ses confrères. Ce tombeau qui avait accueilli pleins d’esprits sans valeur pour les entasser avec les premiers débris du monde. La main brillante du fantassin se vit aspirer les ténèbres qui constituaient l’endeuillée. La douleur, la souffrance. Tant de chose qui ne valaient plus grand chose pour ses neurones déjà endommagées. Accrochant l’une des chaînes à la lanterne, il la lança le plus loin possible. Et elle sembla se solidifier dans les airs. La gravité ne pouvait plus la faire bouger. Légion empoigna la ligature. Et toutes les âmes perdues et oubliées rejoignirent l’amalgame, absorbées par la lanterne. Car qui pouvait être meilleur hôte que celui qui en accueillait déjà trois-cents cinquantes ? Il y eut un son semblable à celui d’un trou d’air. Puis le hennissement d’un animal sortant de l’obscurité qui fut son gîte caché.
Et puis, il n’y eut rien. Rien hormis le vert de l’herbe terrestre qui s’assombrissait sous le sabot maudit du cheval blanc d’un cavalier oublié, se retrouvant un maître. Et ce maître semblait bien différent de d'habitude.