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 L'Eloge de l'Ombre

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Zer0
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MessageSujet: L'Eloge de l'Ombre    L'Eloge de l'Ombre  ClockSam 23 Mai 2020 - 18:30



La visière derrière laquelle le Nombre dissimulait son être fut ôtée de devant son visage, avant qu’il ne se laisse tomber en arrière sans opposer la moindre résistance. La sérénité qui régnait dans la salle des bains régénérants fut perturbée l’espace de quelques secondes, tandis que la surface d’une des cuves accueillait son corps tordu et éreinté par les récents combats qu’il avait mené et dont il n’avait eu l’opportunité de récupérer en bonne et due forme. Son regard s’évanouit dans l’infinité éblouissante et limpide qui fuyait entre les couleurs troubles et errantes, comme si sa conscience essayait de les retenir dans sa mémoire le plus longtemps possible avant que les ténèbres de son subconscient puissent enfin mettre un terme, pour un temps, au cours incessant de ses pensées. Ses bras se soulevèrent, emportés par l’impesanteur, et il put admirer quelques secondes encore les couleurs qui pulsaient sous sa peau écorchée et diaphane tandis que ses muscles se détendaient, puis les mesures à contre-temps des lueurs qui fuyaient entre l’espace de ses doigts.

Dans l’alcôve tamisée qui abritait ce havre de calme et de bien-être, au loin des guerres interminables et des manigances politiques, seules quelques colonnes de lumière illuminaient ce lieu à ciel ouvert, nimbant chacune des cuves comme pour inciter les maltraités de toutes sortes à venir panser les blessures de leurs corps et de leurs âmes. Quand bien même les bienfaits de ces bains contribuaient à faire des plus spectaculaires balafres de lointains souvenirs, ils ne sauraient faire disparaitre définitivement les traces béantes enfouies au plus profond du cœur du spadassin. Ils avaient cependant le mérite de faire de ses plus récentes blessures de simples anecdotes parmi toutes celles qu’il aurait à raconter si seulement ce qu’il avait vécu ne l’avait pas rendu aussi laconique. Dans cet état second, à la fois déchiré et enivré par la douleur qui accompagnait la régénération accélérée de son organisme, il laissa son esprit se soustraire aux modalités du monde sensible et projeter sa conscience hors de lui-même, dans des contrées oniriques au sein desquelles il détenait toute lucidité mais n’avait aucun pouvoir sur ce qui s’y produisait.

La réalité appartient à celui qui en est le spectateur ; ainsi, celui qui a parcouru les univers jusqu’à perdre toute notion du temps détenait sa propre vérité sur les évènements gravés à jamais dans sa mémoire, ses yeux n’ayant été que de simples intermédiaires avec son esprit, dont la conscience n’avait de cesse de former des images et de projeter ce que ses sens surdéveloppés par ses équipements lui renvoyaient.  

Que se passait-il, dès lors qu’il ne percevait plus rien ou qu’il n’y avait plus rien à percevoir ?

Le vide dans son esprit se devait de combler lui-même l’absence de stimulation sensorielle et générait donc, à partir de son subconscient, ses propres fantasmes — traumatisant, angoissants, délétères. Bien que fasciné par ce phénomène, avec le temps il avait fini par réaliser que s’il venait à en admirer trop longtemps la substance, il allait finir par se dissocier définitivement du monde concret jusqu’à ne plus jamais pouvoir reprendre contact avec la réalité qui l’avait vu naitre. Au cours de ses premières décennies d’existence, survivant d’une civilisation perdue et détenant une connaissance convoitée par les plus puissants de cette dimension, il avait longuement envisagé cette possibilité, seule véritable issue pour échapper au destin funeste qui l’attendait, avant de finalement se reprendre en main et d’évoluer dans l’adversité, peu importe combien de millénaires et combien de vies cela lui prendrait. Les frontières qui l’entouraient étaient métaphoriques, les limites qui le restreignaient n’étaient que temporaires. Plutôt que de s’y soustraire, il avait finalement choisi d’en tirer avantage.

Affronter ses démons ne les avait rendus que plus redoutables, et il avait fini par devenir plus redoutable encore. Mettre son existence en danger était un promontoire vertigineux d’où il pouvait contempler le monde intelligible sous son aspect véritable. Poursuivre une maitrise de soi idéale lui avait permis d’acquérir une autorité intransigeante sur ses gestes et une discipline impitoyable sur son esprit. Chacun de ses combats étaient des intervalles de six secondes, variables et modulables à souhait, parfaitement orchestrées ; si un imprévu venait à changer la cadence, il saura aussitôt s’y adapter pour la réajuster à sa convenance — il ne pouvait en être autrement. Interroger les perspectives, envisager les contrastes, prendre des distances ; tout devenait mesure et démesure, prémices et conclusions, noir et blanc. Les seuls instants d’accalmie qui lui étaient accordés survenaient par subtiles touches de gris, de temps à autres, lorsque sa vigilance n’avait plus de raison d’être constamment requise ou que sa lame n’avait plus lieu d’être maintenue entre ses quatre doigts.

Seulement, et seulement alors, il laissait son corps et son esprit dériver le temps de quelques secondes, loin de tout ce qui régissait le cours de son existence, avant de devoir à nouveau replonger dans ce monde de violence et de combats.
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MessageSujet: Re: L'Eloge de l'Ombre    L'Eloge de l'Ombre  ClockMer 27 Mai 2020 - 16:59
Dernièrement, Shiro avait accompli une mission étatique dont l'annonce datait du sultanat. Elle avait consisté en la libération d'un oasis aux propriétés thérapeutiques des plus intéressantes. Avant le passage de Shiro, les lieux étaient contrôlés par un groupe de fanatiques vénérant un certain Dieu du Sable. Après le passage de Shiro, la zone était désormais sécurisée en dépit des nombreux cadavres qui jonchaient le passage. Ceux-ci, tout comme le camp désormais vide, avaient probablement été nettoyés par les autorités.

Shiro s'attendait à une mission ordinaire parmi tant d'autres, mais il y avait trouvé une faux fort singulière. Vénérée comme un artefact d'ordre divin, cette faux avait au moins le mérite d'être plus performante que la moyenne, comparable aux épées vendues par la Capsule Corporation. Par malchance, cela lui coûta indirectement le même prix puisqu'il perdit sa bourse dans le feu de l'action.

Cette mission, a fortiori avec cette étrange faux, avait sensibilisé le déserteur à une nouvelle branche de la magie tellurique : le sable. Par la finesse de ses particules et leur quantité impossible à déterminer pour le commun des mortels, la précision requise pour maîtriser le sable relevait d'un contrôle énergétique aguerri. Fort heureusement, la magie élémentaire manquait de secrets théoriques pour le jeune homme qui en avait fait sa spécialité. Si elle semblait arriéré dans un monde où les extraterrestres avaient le plus haut potentiel et utilisaient beaucoup de vagues déferlantes, la magie élémentaire demeurait toutefois utile en maintes situations. Même du temps où il ôtait des vies pour le compte des Black Feathers, il se facilitait la tâche en utilisant l'environnement à son avantage par le biais de tels pouvoirs.

Shiro passa alors les jours suivants à se familiariser avec la nouvelle arme qu'il avait obtenu, outre le contrôle du sable. En effet, la faux ne fut jamais l'arme la plus populaire parmi les guerriers et il n'était pas évident pour tout le monde de s'en servir très adroitement. Le jeune homme en fit d'ailleurs les frais lors de sa mission alors qu'il vu grièvement blessé. Fort heureusement, l'oasis ne fut pas très éloigné à ce moment-là.

Néanmoins, l'entraînement concernant le sable et le maniement de la faux s'avéraient profondément épuisants. Si les mouvements avec la faux poussaient rapidement l'ensemble de son corps à bout, le maniement du sable dévorait goulûment ses réserves énergétiques. En ce jour, l'accumulation d'épuisement se révéla trop supérieure au vague repos dont il disposait, en raison de ses conditions de vie très pauvres. Aussi endurci fût-il face aux conditions difficiles, il ne pourrait plus aller bien loin s'il ne trouvait pas un moyen de se ressourcer réellement. C'est alors que Shiro se rappela de l'existence des bains de régénération à la capitale. Très populaires, ils portaient apparemment très bien leur nom.

C'est l'occasion de vérifier ça... De toute façon, je ne serai plus efficace en continuant sans souffler, quoi que je fasse.

De ce qu'il constata une fois sur place, une présence bien singulière capta sa perception. Shiro fit mine de ne rien remarquer, mais dans une cuve à portée de voix se trouvait un être des plus singuliers. Lorsque le jeune homme entra dans la sienne, il se sentit spirituellement déchiré.

D'une part, son esprit s'anima telle une flamme ravivée. Il se sentit profondément vivant au fur et à mesure que son corps se laissait submerger par l'eau tranquille et sa température réconfortante. Ses yeux s'écarquillèrent, et sa respiration inhabituelle laissait sa bouche bée. D'autre part, alors que tout ce qui constituait le reste perdait son importance, la partie prétendument morte de son esprit lui fut désagréable. Semblable à une profonde plaie soumise à un désinfectant très efficace, une vive douleur le saisit justement en lien avec son élan de vie. Ce rafraîchissement de mémoire fut difficilement soutenable pour Shiro. Lui qui avait délaissé la vie au sens large et les vives sensations qu'elle impliquait, et depuis des années maintenant, s'en trouva complètement déboussolé. Le volume de sa respiration haletante amplifiait légèrement malgré lui, tandis que son aura égarée perturbait par la même occasion l'atmosphère.
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MessageSujet: Re: L'Eloge de l'Ombre    L'Eloge de l'Ombre  ClockVen 29 Mai 2020 - 0:52
Les pupilles du jeune homme s’écarquillèrent soudainement, tandis qu’il sentait l’air dans ses poumons en être expulsé de gré ou de force. Mais ce n’était pas l’eau aux pouvoirs régénérants qui emplissait sa poitrine ni les tissus de son épiderme qui se reconstituaient douloureusement : un râle étouffé s’échappa de sa gorge tandis qu’une pression enserrait brusquement sa jugulaire — suffisamment forte pour empêcher sa respiration, mais suffisamment maitrisée pour qu’il ne perde pas immédiatement connaissance.

Il tenta de se démener un court instant mais son corps engourdi avait déjà abandonné la surface de la cuve dans laquelle il était immergé jusqu'alors, suspendu au-dessus des dalles qui jalonnaient l’extérieur des bains. Au beau milieu de la salle, seule une auréole de lumière frappait le sol carrelé d’or et de marbre, dessinant subtilement les contours invisibles d’une silhouette tordue, filiforme, discontinue dans l’espace dans lequel elle évoluait.

Ce fut imperceptible, mais l’adepte des éléments put déceler une respiration, saccadée, se caler sur la sienne tandis que son propre pouls battait sous les quatre doigts qui menaçaient potentiellement d'ôter la cadence de son précieux souffle. Un silence assourdissant, empreint d’incertitude, durant lequel toutes les conclusions à cet évènement parurent réalisables, régna durant quelques interminables secondes avant qu’un murmure ne se réverbère, donnant enfin une substance tangible à ce qu'il ne pouvait voir.

" Il est des frontières / Inviolables et substantielles / Qu’il vaut mieux ne pas pénétrer. "

Un ton froid, mais posé, qui détonait plus d’une intimidation stoïque qu’une réelle volonté de mettre sa vie en danger. Si ce dernier décidait de réagir avant même que son propos n’ait pu être porté, ce ne serait qu’accélérer la logique des choses : dans ce sanctuaire supposé être éloigné de tout regard, un être consciencieusement dissimulé à la face du monde depuis des temps immémorés avait involontairement dû révéler la vulnérabilité de son corps blessé afin de s’assurer un rétablissement dans des conditions optimales. Et voilà que dans un ultime moment de plénitude, la vigilance qu’il avait laissé s’envoler pour la première fois depuis bien longtemps avait permis à un inconnu de possiblement entrevoir ne serait-ce qu’un aperçu du mystère enfoui derrière le masque de ténèbres rigoureusement apposé sur son cœur et son esprit. Que ce soit sur Pandore ou dans d’autres recoins de l'univers, pas un seul des compagnons avec qui il eut voyagé n’avait eu la prétention d’entrevoir l’apparence de leur taciturne partenaire sous sa combinaison d’obsidienne — comme s’ils avaient senti, d’instinct, qu’il en allait de leur survie — sous peine d'une rétribution inéluctable, affranchie de l'irréversibilité du temps et des distances.

Un secret essentiel à son identité ne pouvait être ainsi divulgué.
Le risque quant à la révélation de sa nature profonde ne pouvait être encouru.
Cette éventualité ne pouvait être tolérée.


Faire couler le sang d’une personne innocente ne faisait guère partie de la ligne de conduite qu’il s’était imposée. Mais avec les récents évènements qui étaient survenu, révélant toujours plus de dangers à portée de sa lame, qu’est-ce qui lui garantissait que cet individu n’était pas étranger à tout ce qui dépendait, de près comme de loin, du succès des missions qui lui avaient été assignées ?

En bon stratège, il avait su agir à temps pour éviter que la situation ne prenne un tournant plus décisif : pour cela, il lui avait fallu tirer parti de toutes les éventualités mises à sa disposition. Son hypersensibilité lui avait permis, bien qu’avec une fraction de seconde de trop, de ressentir la présence indésirée qui troublait malgré elle le répit qu’il s’était accordé. Sa célérité naturelle, rendue surhumaine par la transcendance des limites de son corps, lui avait fait regagner la surface sans la moindre perturbation sonore. Son adresse inégalée, qui faisait la fierté de ses employeurs et déconcertait ses futures victimes, avait été mise à contribution afin d’être certain de revêtir son équipement et de s’insinuer par ce biais dans la dimension invisible avant même que l’indésirable ne puisse ne serait-ce que concevoir sa présence. Sa force, bien que son organisme ne l’ait pas doté d’une énergie physique surdéveloppée en dehors de son endurance hors norme, avait suffi à saisir son opposant pour le tirer de la cuve dans laquelle il baignait et l’empêcher de se mouvoir suffisamment longtemps pour que que son cerveau puisse prendre connaissance des enjeux de la situation dans laquelle il se retrouvait à présent.

Ainsi, l’avantage était pris sur son délateur sans que ce dernier n’ait pu se douter de quoi que ce soit. La conséquence de la manœuvre était sans équivoque : s’il s’avérait qu’il ait affaire à un quelconque autochtone venu profiter des bienfaits des thermes, son devoir sera de garantir son silence peu importe le procédé auquel il lui faudra avoir recours, lui qui était passé maitre dans l’art de la négociation à mesure de l’obtention de contrats toujours plus importants.

S’il s’agissait d’un espion ou d’un informateur, en revanche… Le seul silence qu’il aura à lui promettre sera dû à l’ablation délicate de son larynx et de ses tympans.


" Parle. Et révèle ce que tu sais. "
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MessageSujet: Re: L'Eloge de l'Ombre    L'Eloge de l'Ombre  ClockJeu 4 Juin 2020 - 16:02
« Il est des frontières / Inviolables et substantielles / Qu’il vaut mieux ne pas pénétrer. »

Quoi ?

D'humeur peu propice aux interactions sociales, a fortiori pseudo-poétiques, Shiro demeura silencieux. Il se demanda si Jean-Philosophe parlait tout seul sans l'avoir remarqué, ou si c'était une façon bien singulière d'engager une discussion. Le propos en lui-même sonnait comme un avertissement, mais il n'y avait aucune raison pertinente de menacer un passant dans des bains publics. Une respiration se cala, l'espace d'une fraction de seconde, sur la sienne, mais ne suscitait pas la moindre inquiétude en lui. Alors que le jeune homme demeurait bien plus concentré sur le bouleversement que provoquait cette eau sur lui, il fut soudainement extirpé de son bain avec adresse, rapidité et discrétion. Par ses expériences passées, Shiro devinait sans difficulté à quel genre de personne il avait à faire.

Alors toi aussi, hein ?

L'inconnu ne pouvait pas être une plume noire, car la plume blanche n'importait pas aux noires en plus d'être présumée morte. Ceci se confirma au vu de son ordre : son comportement relevait d'un simple excès de prudence dans le cadre de son éventuelle mission. Shiro perdit alors l'élan de vie qui semblait s'éveiller en lui et eut l'impression de sombrer à nouveau dans sa lugubre spécialité.

« Parle. Et révèle ce que tu sais. »

Shiro, pendant qu'il répondait, manipulait discrètement et doucement le sable. Afin de ne pas éveiller de soupçon, il manipulait également des grains de sable éloignés pour produire une ambiance sonore généralisée dans la pièce. Il demeurait lui-même immobile : l'inconnu percevrait sans doute une corrélation entre cette ambiance sonore et lui, mais ne ferait peut-être pas attention à l'enveloppe de sable qui allait se refermer sur le bas de son corps, reproduisant sa forme. Il s'étonna intérieurement de l'utilité que lui présentait la magie de la terre ces derniers temps, lui qui s'en servait habituellement si peu.

« Très bien : en premier lieu, je sais que j'ignore totalement dans quoi t'es impliqué. Accessoirement, je m'en contrefous royalement. Ensuite, je sais que tu te crois en position de force par ta domination physique. Enfin, je sais que je ne suis pas celui que tu t'attends à devoir neutraliser. »

Ceci dit, la discrète enveloppe se referma sur lui par une forte pression, tandis que deux poignées de sable jaillirent depuis le sol. Ces dernières, sous le contrôle de Shiro, saisit grossièrement chaque bras de l'agresseur afin de les éloigner. Grâce à ce premier recours à la magie tellurique, Shiro se redressa d'un bond et enfila au moins son sous-vêtement. Il regretta amèrement d'avoir caché sa faux quelque part où lui seul saurait la retrouver : le lieu en question n'était évidemment pas à l'intérieur des bains pour ne pas attirer l'attention des gardes en entrant.

« Bien essayé, vraiment. Mais je ne suis rien, et ne vaux rien – bien que je sache moi aussi ôter la vie. Tu perds ton temps avec moi, et je peux compenser ta supériorité physique avec ma magie. Et crois-moi, je ne contrôle pas que la terre. »

Voilà pourquoi je ne saurais craindre un autre assassin.


Shiro n'avait pas de raison de lui mentir, car il ne sentait aucune raison de bluffer face à un potentiel ennemi dont il ne craignait rien. Les techniques d'intimidation comme celle de l'inconnu ne fonctionnaient pas entre pairs. C'est également pour cette raison que Shiro préférait essayer de le raisonner plutôt que vainement l'intimider.

« On va la faire courte : qu'est-ce qu'il te faut pour que tu me foutes la paix ? »
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MessageSujet: Re: L'Eloge de l'Ombre    L'Eloge de l'Ombre  ClockJeu 4 Juin 2020 - 20:25
Le sable se mit à valser autour du corps du Nombre, lentement, comme la trajectoire désordonnée et incertaine de milliers d’étoiles qui seraient venues clairsemer l’obscurité de sa combinaison. Aussi fascinant soit-il, leur mouvement n’était pas naturel ; il n’y avait pas la moindre brise s’engouffrant dans la fraicheur des couloirs, et la seule ouverture qui permettait à la lumière du soleil de pénétrer la pièce était une lucarne, parallèle au niveau du sol, établie à quatre mètres au-dessus de leurs épaules. Une seconde suffit au spadassin d’obsidienne pour définir quatre possibilités d’échappatoire différentes et autant d’approches offensives ; une seconde de plus lui fit envisager le déclenchement des trois bombes qu’il avait disposé ça et là dans la pièce dans le cas où son intégrité viendrait à être malencontreusement compromise par un quelconque antagoniste ; et une seconde encore vint lui remettre en mémoire qu’il n’avait strictement rien à craindre d’un être qui ne pourrait égaler son savoir-faire qu’en répandant davantage de désespoir, et qui ne pourrait de toute façon véritablement comprendre le sens de ses actes qu’en vivant quelques siècles de plus. Peu importe ce que cet impertinent à la présence étrangement indéfinissable s’apprêtait à faire, tout prétention arrogante dans ses intentions n’était vouée qu’à la vanité. Tout ce qui lui restait à faire était de lui parler comme si sa vie en dépendait, sous peine que l’Inférieur à Un aille lui-même épandre les réponses à ses questions du fond de sa gorge.
 
"Très bien : en premier lieu, je sais que j'ignore totalement dans quoi t'es impliqué. Accessoirement, je m'en contrefous royalement. Ensuite, je sais que tu te crois en position de force par ta domination physique. Enfin, je sais que je ne suis pas celui que tu t'attends à devoir neutraliser."
 
De tous ses pairs avec lesquels l’assassin longiligne avait dû interagir depuis son arrivée dans ce système galactique, celui-ci était peut-être le plus insolent d’entre eux. Un tel excès d’assurance avait bien entendu ses raisons — il semblait être capable de dissimuler sa présence et ses gestes avec suffisamment d’efficacité pour que même un vétéran puisse éventuellement se laisser surprendre. Mais il ne s’agissait pas là d’être en mesure d’éluder la stratégie d’un adversaire au moment même où elle survient, voire même de se préparer à la surpasser — "celui qui excelle à résoudre les difficultés le fait avant qu’elles ne surviennent."
 
Le sable prit forme autour des chevilles et des bras de son leurre, lui permettant de se dérober adroitement à l’emprise qui était exercée. Mais bien qu’invisible au monde intelligible, il n’en demeurait pas moins tangible ; sa forme se mouvait, fascinante, poursuivie par les grains de sable encore trop abondants pour qu’il puisse se soustraire à leur prévalence. Telle fut sa satisfaction, de voir qu’en dépit de son jeune âge, son interlocuteur avait su assurer convenablement ses arrières — bien que n’ayant pas su préparer en amont le terrain sur lequel il s’était engagé.

"Bien essayé, vraiment. Mais je ne suis rien, et ne vaux rien – bien que je sache moi aussi ôter la vie. Tu perds ton temps avec moi, et je peux compenser ta supériorité physique avec ma magie. Et crois-moi, je ne contrôle pas que la terre."

Une démonstration d’humilité, appréciable pour le peu de temps qu’elle fut révélée, laissant de aussitôt place à l’audace de ceux qui n’ont la certitude absolue de remporter la bataille dont ils sont eux-mêmes les initiateurs. Mais il n’était point question de basculer si aisément dans la violence alors que leur face-à-face s’apparentait davantage à une négociation houleuse qu’aux prémices d’un duel ne tolérant que la mort de l’autre comme seule issue ; contrairement au mercenaire à la langue bien pendue et aux canines plus acérées encore, cet adepte du surnaturel pensait devoir le raisonner pour pouvoir s’en tirer à bon compte — sans savoir que le messager du désespoir n’avait aucune intention de lui ôter la vie, à moins ce qu’il constitue un obstacle déterminant à la finalisation de son contrat.
 
Le Nombre maitrisait bien des langages et celui de la douleur était celui dans lequel il était le plus éloquent ; cependant, celui de la persuasion lui était tout aussi profitable à condition que sa rhétorique et celle de son interlocuteur s’astreignent à ne pas franchir l’inévitable frontière entre les mots et les maux. Une étrange cadence, à son sens, car opposant un contraste avec ses habitudes ; une valse dont il ne maitrisait toujours les pas d’autrui, des intervalles qu’il lui fallait analyser, mémoriser et reproduire, encore et encore, jusqu’à ce que son propos soit concis et son message décisivement implanté dans la pensée de l’autre, en lieu de l’obus qu’il pourrait bien faire glisser entre ses deux tympans. Verser le premier sang n’était donc pas dans l’intérêt du chasseur de l’arche ; cependant, si le déserteur à l’âme aussi froide que son tempérament brûlant franchissait de lui-même le point de non-retour, alors il ne lui resterait plus qu’à n’éprouver aucun remord à faire de lui un énième dommage collatéral dans le déroulement de la mission qui lui était assignée, guère plus mémorable que tous les grains de poussière dont il s’enorgueillissait de pouvoir contrôler le cours. "Attaquer imprudemment, c’est chercher à se faire battre."

"On va la faire courte : qu'est-ce qu'il te faut pour que tu me foutes la paix ?"
 
Quelques instants de silence ondulèrent au-dessus de la surface scintillante des bains avant qu’un vrombissement tout juste audible, semblable à un murmure enjoué, ne s’échappe de sous le casque du Nombre tandis que son leurre se dissipait et qu’il reprenait consistance sous le regard figé de son interlocuteur. Nul sarcasme, pourtant, dans l’indolence qui transparaissait de ses gestes ; Zer0 savait mieux que quiconque qu’il était vain d’intimider ou de craindre un autre assassin. Il ne connaissait que trop bien les conventions secrètes et indicibles communes à tous les individus qui choisissaient la voie du meurtre et des ombres, mais éprouvait toujours un amusement certain face aux conséquences que le respect un peu trop assidu de ces mêmes conventions pouvait causer.
 
" Indiscernables / Se doivent de rester, en toutes circonstances / Les confins de l’âme. "
 
La véritable identité d’un assassin ne doit être connue de quiconque. Ses origines, son vécu, son entourage, les secrets derrière les techniques employées pour satisfaire les termes de ses contrats, les méthodes de communication ou de recherche utilisées pour mieux atteindre ses cibles — ces variables peuvent être falsifiées, dissimulées, fabriquées ou supprimées, mais en aucun cas elles ne doivent être divulguées, sans quoi elles constituent au mieux une résignation impensable, au pire un aveu qui ne saurait être pardonné. Dans tous les cas, un assassin ne doit montrer aucune faiblesse apparente, sans quoi il devient aussi vulnérable que les victimes qu’il est chargé de supprimer de la surface de l’univers.
 
La Plume Blanche respectait-il seulement cet inéluctable précepte ?
 
" Prudence et méfiance / S’interpénétrant l’un et l’autre / Ne peuvent qu’engendrer un malentendu. "
 
Son corps se tint debout au cœur du sable mouvant, se faisant une fois de plus l’œil d’une tempête imminente, et il continua de le dévisager avec une certaine curiosité.
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MessageSujet: Re: L'Eloge de l'Ombre    L'Eloge de l'Ombre  ClockVen 3 Juil 2020 - 23:24
Un vague bruit plus ou moins ineffable parvint jusqu'aux oreilles du jeune homme. Il ne savait pas à quoi s'attendre. Cela semblait traduire une forme d'amusement une fois éclairé. Il put toutefois en déduire qu'il n'y avait là aucune offense, et qu'il s'était assurément fait jauger par son potentiel adversaire. Celui-ci parut fort satisfait, indépendamment de ses intentions.

« Indiscernables / Se doivent de rester, en toutes circonstances / Les confins de l’âme. »

Jean-Philosophe reprit ses rimes en s'apercevant qu'il pût remettre son masque verbal. Amusé, Shiro comprit qu'il avait saisi le malentendu. C'est pourquoi le jeune homme ne s'inquiéta pas réellement du danger auquel il avait affaire. Dans le fond, cet autre assassin s'avérait probablement sympathique. Si sa référence à un principe des techniciens de surface relevait de l'évidence pour Shiro, ce dernier ne parvint pas à estimer la portée de son propos. Souhaitait-il simplement exprimer sa compréhension de la situation, ou lui reprochait-il sa transparence par la même occasion ?

« Les confins d'une âme déjà morte n'ont que bien peu d'intérêt. »

L'inconnu ne trouverait rien, car il n'y avait rien à trouver. Shiro n'avait de toute façon pas la sagesse suffisante afin de concevoir les éventuels contre-arguments à son objection. En somme, peu lui importa. Malgré une expression faciale blasée, le déserteur devenait presque curieux à l'idée de rencontrer quelqu'un comme lui. Il fit toutefois preuve de réserve car il n'était pas intéressé à l'idée de tisser le moindre lien amical, a fortiori après ce qui arriva à son dernier et seul ami lors de leur « atterrissage » sur cette planète.

« Prudence et méfiance / S’interpénétrant l’un et l’autre / Ne peuvent qu’engendrer un malentendu. »

Ce pair avait l'avantage physique, Shiro avait l'avantage magique. En faisant une concession verbale, il invitait Shiro à faire une concession paraverbale. C'est pourquoi le déserteur relâcha les innombrables perles du désert qui entravait son corps. Ils s'écroulèrent brusquement au sol. Ils contrastèrent ainsi avec ceux du sablier de la pièce qui défilaient à la vitesse du temps, tel qu'il fût perçu par le commun des mortels sur Héra.

« Très bien. Et comment s'appelle ce masque ? »

Shiro ne vivait pas réellement, mais n'avait jamais pris la peine de s'intéresser aux différentes lectures de ce code universel. Au milieu d'une mosaïque de mauvais souvenirs, une pointe de nostalgie se distinguait de l'ensemble, par l'autosatisfaction personnelle procurée par ce style de vie. Quoi qu'eût dit la plume blanche, elle ressentait en elle un style presque acceptable à ses yeux à travers sa profession passée. Ledit style du nettoyeur, tout singulier qu'il fût, avait dû être enterré en même temps que l'activité. Il avait donc soulagé sa conscience d'un poids en sacrifiant un élément majeur de sa caractérisation. Entre le vide et le fardeau, il avait choisi le vide, parce qu'il préférait bien mieux subir que commettre. Cette réflexion semblait bien aisée pour un être qui avait toujours subi mais n'avait pas toujours commis. Le confort de sa bonne conscience, à travers sa retraite prématurée, relevait donc également d'une simple question d'habitude.

Le problème ne fut pas tant son passé que son avenir. En effet, il n'avait que vingt ans malgré un pied dans la tombe spirituelle. Son regard était déjà fade et vide. S'il n'avait pas le courage de commettre sa propre mort, serait-il toutefois en mesure de subir sa propre vie jusqu'au bout ?
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MessageSujet: Re: L'Eloge de l'Ombre    L'Eloge de l'Ombre  ClockMer 15 Juil 2020 - 17:15



Les grains de sables suspendus autour de l’assassin, jusqu’alors hostiles, se firent aussi dociles que le cours du temps. L’atmosphère impénétrable avait fini par se délester de toute véhémence dès lors que son homologue au regard de glace avait apaisé ses ardeurs ; il serait bien dommage pour l’un ou l’autre de se couvrir de nouvelles plaies avant que celles encore ouvertes puissent avoir eu l’opportunité de se refermer.

" Dans le sillage de ma lame / Le sang se répand hors des jugulaires / Je ne connais que cette voie. "

Le Nombre put ainsi procéder à la suite et fin de leur brève rencontre, déclinant comme à son habitude la désignation sous laquelle il se faisait connaitre.

" Mon nom est Zer0. "

Suite à cela, un hologramme prenant la forme d’un " 0 " vint se projeter sur la surface endommagée de son casque. Une ponctuation modeste ; un avertissement pour quiconque n’était pas suffisamment inconscient pour ignorer l’aura funeste qui émanait des moindres faits et gestes du tueur à gages — sculpté par la guerre et le meurtre, condamné à perpétrer ce qu’il a vécu et à en transporter les stigmates pour l’éternité. Après tant d’époques passées à commettre les massacres les plus atroces, se détacher de toutes conséquences de ses actes était impensable, et la mort elle-même ne saurait résoudre ce cruel dilemme. Il était longtemps resté partagé entre ôter sa propre vie ou ôter celle des autres ; le reste ne serait qu’ôter le cours des secondes une à une, de quoi le distraire quelques instants des traumatismes passés enfouis méticuleusement dans les tréfonds de sa mémoire. Il leur arrivait parfois de ressurgir au détour d’une inspiration, perturbant ses interactions dans le temps présent, frustrant la plénitude mentale qu’il avait modelé contre les affres de la réalité. Mais comment se défaire d’une telle inhérence, dont les origines trouvaient naissance si loin dans sa chronologie de son existence qu’elle était devenue indissociable de son être, sous peine de désintégrer son essence même ?

Il pencha légèrement la tête sur le côté, laissant le courant de ses pensées se réajuster. Les innombrables fêlures sur sa combinaison demeuraient présentes, mais les hématomes qui constellaient son âme et son corps avaient fini par se résorber. Un renouveau à des années-lumière de la tabula rasa que la technologie New-U lui promettait, mais cela lui était suffisant pour pouvoir reprendre sa route et poursuivre sa mission. Il lui fallait disparaitre à nouveau, s’évanouir comme s’il n’avait jamais pénétré ces lieux.

L’adepte soutenait toujours son regard, à travers sa visière. Un regard empli de lassitude, cerné de fatigue, comme une étincelle qui peinait à être ravivée. Le chasseur de l’arche ne pouvait lire dans les pensées de ses interlocuteurs, mais il pouvait lire dans leurs gestes. Autant d’indices qui lui permettaient de déduire les renseignements qu’il souhaitait, lui qui était accoutumé à un mode de communication qui se dispensait de mots — même s’il pouvait se méprendre de temps à autres. Déterminer ce que pouvait ressentir un autre assassin était plus naturel encore, indépendamment du vécu de ce dernier ; une forme d’empathie dont il n’avait pas encore été dépourvu malgré son inéluctable désir de violence.

Une minute avait été suffisante pour ressentir le cynisme moral et la distance émotionnelle qui transparaissaient chez l’ancienne Plume Noire. Un état d’esprit révélateur des mortels qui avaient su traverser bien des âges et qui s’étaient confrontées de ce fait à la métaphysique de l’univers, transcendant leurs âmes afin d’outrepasser tout concept de vie et de mort, de début et de fin, d’éphémère et de pérenne. Savoir qu’un être aussi jeune s’était résolu à se dissocier de lui-même aussi tôt dans son existence, sans s’être donné suffisamment de temps pour se réaliser et rendre compte de l’étendue de son potentiel, était bien déplorable. Vivre par procuration n’était possible que pour celui qui avait su partir à la conquête de son "moi", de son ego, car conscient de l’immuabilité de sa valeur intrinsèque.

Comment pouvait-il prétendre tuer et avoir tué, s’il se considérait déjà mort sans s’être laissé l’opportunité de saisir le substrat de sa propre vie ?

" Si tu ignores à la fois ton ennemi et toi-même, tu ne compteras tes combats que par tes défaites. "

Cet aphorisme fut la dernière chose que la Plume Blanche put entendre ou apercevoir, avant qu’il ne se retrouve de nouveau seul dans l'atmosphère éthérée des bains régénérants.
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