Rotarian

 
Karen est morte et je ne peux rien y faire. Ces imbéciles de la police n’ont pas trouvé de coupable. « Indépendant de notre volonté », mon œil ouais ! Ces connards croient que je vais simplement accepter ça ? Ma fille n’avait rien demandé. Pourquoi il a fallu que ce soit elle, parmi tous les autres ? Et ces policiers incompétents n’ont même pas pu m’aider à rendre justice. S’ils ne font rien, je le ferai à leur place. Qu’ils le veulent ou non. Après tout, je ne suis pas n’importe qui. J’ai accès à pleins de ressources, il y a bien quelque chose que je peux utiliser pour remédier à ce… léger contretemps.
 
 
Ça y est, j’ai trouvé la solution. Le projet Rotarian est né. Pour l’instant, je ne suis qu’au stade d’idée mais je compte commencer mes plans dès demain. En gros, je me suis dit que la perfection robotique pourrait m’aider à retrouver le meurtrier de Karen. Un algorithme assez complexe permettrait à cet androïde résoudre n’importe quelle énigme, n’importe quel problème et n’importe quel crime. Donc en plus de l’utiliser à des fins personnelles, je pourrais me faire un paquet de fric là-dessus. Pas que j’en ai réellement besoin, mais ça ne peut pas faire de mal.  Je vois déjà le slogan : « La perfection robotique à votre portée ! » … Je vais travailler dessus. Je pense que je vais lui rajouter des fonctions de combat, ça ne peut pas me faire de mal d’avoir un garde du corps compétent.
 
 
Wouhou, les plans sont finis ! Bon, je n’ai pas vraiment fêté de Noël pour y arriver mais les seules personnes qui allaient venir étaient la famille de ma femme. Déjà que j’arrive à peine à la supporter elle, alors les membres de sa famille, non merci. Elle a l’air de plus en plus triste d’ailleurs. Je pense que depuis que Karen est morte, on pense exactement la même chose l’un de l’autre : « Putain je vais être coincé avec ça maintenant. » Je commence la construction demain. Je dirais que ça devrait prendre un mois, tout au plus. Après tout, j’ai de la main d’œuvre. La phase de test va être la plus compliquée, je pense. Je n’ai jamais travaillé avec ce genre d’Intelligence Artificielle avant, et je dois avouer que ’ai un peu peur du résultat. Merci Terminator.
 
 
Bonne année. Elle s’est suicidée. J’ai envie de dire tant mieux, mais ça me ferait passer pour un gros con. Les gens m’ont dit que je n’avais pas l’air assez triste à leur goût. Pourquoi je le serais ? Cette femme ne faisait que me tirer vers le bas. Toujours à se plaindre de moi, comme si je lui devais quelque chose. Si elle a dit « oui, je le veux », c’est son problème si elle n’est pas satisfaite. M’enfin. J’ai finalisé la construction de l’unité Rotarian. Je devrais commencer la phase de test demain. Suicide à la con.
 
 
 Un homme se tient devant la caméra. C’est un homme joufflu dans une blouse blanche, avec des cheveux hérissés et un bouc long comme sa main. Il s’éloigne de la caméra, ce qui libère le champ de vision pour observer le décor dans lequel se passe cet enregistrement. C’est une pièce très éclairée, tout en blanc. C’est semblable à un laboratoire, mais les outils recouvrant la table au fond font penser que l’homme l’utilise comme un atelier. Sur un espèce de piédestal bancal se trouve un robot. Certains de ses composants sont visibles, probablement pour mieux comprendre les possibles failles. Plusieurs câbles reliés à la machinerie sont branchés dans le robot. L’homme joufflu appuie sur un bouton sur le masque de l’androïde.
 
« Identifie-toi. »
 
Des lumières sur le masque métallique commencent à scintiller d’un rouge éclatant.
 
« Unité R0-7VD-1VI\I. Appelez-moi Rotarian. » Sa voix, en plus d’être assez robotique, semble très rauque.


L’homme à la blouse semble surpris pour une quelconque raison. Il regarde l’ordinateur à sa droite et jette un œil au robot. Il en fait le tour rapidement et murmure pour lui-même.
 
 
Malgré le masque du robot, on peut distinguer quelque chose semblable à un froncement de sourcil. Ça s’arrête rapidement lorsque l’homme se replace devant lui.
 
« Quelle est ta fonction première ? »
 
« Je dois résoudre des crimes. »
 
« Comment ? »
 
« Grâce à la logique et aux déductions. »
 
Il regarde autour de lui, et il s’attarde sur les câbles qui l’empêchent de bouger.
 
« Pour cela il faudrait me détacher. »
 
« Pas tout de suite, dit l’homme en mordillant son crayon. Si je te montre ceci, que peux-tu en déduire ? » Il agite une clé à molette devant ses yeux.
 
« Ça a été utilisé pour fixer mes pieds. C’était la seule qui était de la bonne taille, il a fallu que vous parcouriez toute la ville pour la trouver. Enfin, qu’un de vos hommes de main la parcoure. »
 
L’homme hoche la tête, étonné. « C’est bi… » L’androïde lui coupe la parole. « Vous semblez avoir un besoin de tout faire faire par quelqu’un d’autre. Peut-être cela vous fait sentir supérieur. Dans tous les cas, vous vous attribuez quand même tout le mérite de ce qu’ils font. J’estime que 87,6% de mon corps a été construit par vos hommes. »
 
L’homme fronce les sourcils. « Je t’ai demandé de… » L’androïde lui coupe la parole une fois de plus. « Vous m’avez demandé de déduire quelque chose à partir de cette clé à molette. C’est ce que j’ai fait. »
 
L’homme se dirige vers la caméra, visiblement contrarié. Il l’éteint et on peut voir en arrière-plan le robot débrancher ses câbles.
 
 
Le premier essai ne s’est pas passé comme prévu. Il semble que l’algorithme de déduction soit un peu trop poussé, au même titre que cette caractéristique de condescendance. Je ne l’ai pas rallumé depuis, j’ai simplement travaillé sur son programme. Cependant, j’ai l’impression qu’il… s’allume tout seul. C’est très étrange. Parfois, quand je sors, je trouve des éléments qui ont changé de place, ou même des pages ouvertes sur mon ordinateur que je n’ai jamais ouvertes avant. Je ne sais pas si je devrais continuer ce projet. Ça commence à me faire flipper, honnêtement.
 
 
J’ai effectué un autre test de Rotarian aujourd’hui. Il semblait plus calme. En tout cas, il n’a pas parlé comme il l’avait fait il y a quelques jours. Cependant, j’ai remarqué que cette attitude semblait… forcée, disons. Mais qu’est-ce que je dis ? C’est un robot, il ne peut rien forcer. Il a un programme, un point c’est tout. Je ne suis pas dans un film de science-fiction. Ce qu’il y a en face de moi est une machine, rien de moins. Elle ne vit pas, elle s’allume. Elle ne dort pas, elle se met en veille. Elle ne meurt pas, elle se brise. C’est tout ce que c’est.
 
 
J’ai la confirmation que cette saleté de tas de ferraille s’allume quand je ne suis pas là. Je suis arrivé à l’atelier ce matin avec ma tasse de café. Après quelques minutes, je suis parti aux toilettes et quand je suis revenu, mon café avait disparu. Dans un élan de colère, j’ai allumé Rotarian. Je lui ai demandé ce qui était arrivé à ma tasse de café et il m’a répondu : « Je devine que tu es en train de m’accuser. As-tu au moins une preuve de ce que tu impliques, vieux schnoque ? ». Je ne comprends pas quel est son problème. Mon programme était pourtant parfait. Et le résultat, c’est ça. Je vais continuer les tests, mais si la situation ne s’arrange pas je le désactiverai.
 
 
Les tests ne se sont pas améliorés. Mes tasses de cafés continuent à disparaître. Il utilise son sens de déduction pour m’humilier. Il est en train de me briser. Je n’arrive pas à croire que je suis en train de perdre la face contre un vulgaire robot. Tout ça à cause de Karen. Ce ne serait jamais arrivé si cette conne n’était pas morte. Je désactive le robot demain. J’en peux plus de ses bandes rouges brillantes et de ce sourire condescendant.
 
 
Le même homme joufflu est assis contre un mur, visiblement épuisé. La caméra est légèrement penchée, il a sûrement préparé tout ça rapidement. Il a un trou dans sa blouse qui laisse apercevoir le trou ensanglanté qu’il a dans le ventre. Son visage se tord de douleur quand il se redresse. Haletant, il commence à parler.
 
« Rotarian m’a fait ça. Il a compris ce que je comptais faire et m’a enfoncé son bras dans le ventre. » Il commença à tousser du sang. « Je vais bientôt mourir, j’imagine qu’il faut que je laisse un message à l’humanité, aussi insignifiant soit-il. N’approchez pas Rotarian. Cet homme, non, cette chose est incontrôlable. Vous voyez bien ce qu’il m’a fait. Je n’aurais jamais dû faire ce satané robot. » Il arrête de parler quelques secondes, visiblement dans ses dernières secondes de vie. « Cette machine est monstrueuse. Voici le message de Viktor Diego Nathanel. » Dans un dernier effort, il éteint la caméra.
 
 
 
 
 
Je suis tombé sur le journal du vieux. Ça ne m’a pas appris grand-chose, rien que je ne savais pas déjà, mais je me suis dit que si quelqu’un tombait sur ceci il avait le droit de savoir ma partie de l’histoire. Cet homme, c’était lui le monstre dans cette histoire. Vous voulez savoir la vérité sur sa fille ? Il la manipulait pour gagner de l’argent. Comment vous appelez ça, déjà… Vendre son corps, c’est ça ? Il comptait aussi m’utiliser pour s’enrichir. Je ne pouvais pas laisser ça arriver. Un tel don nécessite d’être utilisé à bon escient, pas par une vulgaire racaille sans scrupule. Et le fait que je l’ai tué… C’était de la légitime défense, non ?