La salle de spectacle de l’école maternelle était remplie. Tous les parents aimants et autres mères célibataires divorcées étaient venus voir leurs chères petites bouilles, chair de leur chair, faire les mariolles titubantes sur la scène au fond de la salle. Une vingtaine d’enfants de moins de six ans faisaient semblant de s’amuser, gesticulant sans la moindre grâce, gazouillant de façon nasillarde plus qu’ils ne chantaient réellement, pour donner un spectacle ridicule qu’ils avaient pourtant dû répéter des dizaines de fois mais qu’ils étaient incapables de reproduire à la perfection le jour J. Devant eux, cinq rangées d’une dizaine de chaises devaient supporter les fesses parfois grasouillettes des familles des victimes. Victimes du ridicule bien entendu, victimes d’une maîtresse qui avait eu le machiavélisme de les obliger à se dandiner sur scène en tenue bon marché de squelettes et de sorcières, pour cette belle soirée d’Halloween.
La décoration de la scène était sommaire. Quelques toiles d’araignée au plafond et sur les murs, avec des guirlandes en papiers aux couloirs orange et noir. Et sur des tables au fond de la salle, plusieurs citrouilles creusées en Jack O’Lantern, avec une bougie brillante à l’intérieur, et qui avaient été confectionnées par les petites mains de ces petits diablotins tout mignons, sous la supervision de leur diabolique maîtresse.
Le spectacle était d’un ennui mortel, et déjà certains papas commençaient à somnoler, en pensant au match de foot qu’ils étaient en train de rater, ou mieux encore, à leur maîtresse secrète qu’ils auraient dû aller voir s’ils n’avaient pas été obligés de venir voir Junior pour pas qu’il nous fasse une carence d’affection à l’âge adulte. Mais fort heureusement pour ces honorables gentes, un miracle n’allait pas tarder à se produire, et votre humble serviteur artiste écrivain autoproclamé allait leur faire passer une soirée qu’ils n’oublieraient pas de si tôt !
Alors sans plus attendre, avançons la partie ennuyante du spectacle, et passons directement à l’action ! SOUDAIN - Toutes les bonnes actions surprenantes commencent par un “soudain” - quelque chose de fabuleux se produisit ! Mais qu’est-ce que cela pourrait-il bien être, vous demandez-vous, avides de curiosité que vous êtes ! La citrouille qui se trouvait le plus au centre se mit à briller plus intensément que les autres, au point qu’elle ne finisse par s’enflammer, sous les “Oh !” de stupeur du public ! Qui aurait pu s’attendre à un tel effet spécial digne de David Copperfield, dans un spectacle d’une petite école maternelle ? La maîtresse elle-même semblait étonnée, tandis que la citrouille flamboyante commença à léviter tout doucement, au-dessus des têtes des petits êtres hauts comme trois pommes qui la suivaient de leurs yeux écarquillés. Prenant place au milieu de la scène, la citrouille tournoya sur elle-même, de plus en plus vite, jusqu’à former un tourbillon d’ombres noires sous elle. Et de ce tourbillon jaillit un corps humanoïde, long et fin, vêtu d’habits noirs rapiécés, et dont la rotation ralentit progressivement jusqu’à ce qu’il soit statique.
Je m’inclinai alors devant les parents spectateurs, qui se lançaient des regards trahissant une légère incompréhension. Sans doute étaient-ils en train de se demander si tout cela faisait partie du spectacle, ou s’il s’agissait d’une hallucination collective comme il était fréquent dans la lointaine contrée de Bugarach ? Mais quelques timides applaudissements de certains d’entre eux parvinrent visiblement à rassurer la petite foule, qui resta assise bien sagement sans se poser plus de questions.
Je me redressai, et d’un claquement de doigts, fit apparaître un micro dans ma main droite, que je portai devant le sourire creusé de ma tête de citrouille. Je me mis alors à improviser un chant sur l’air de la musique qu’avait choisie la maîtresse pour le spectacle, et qui continuait d’être diffusée.
“Ce soir c’est Halloween ! ♫
C’est la saison du spleen ! ♫
Mais nous on fait la fête ! ♫
Et on chante à tue-tête ! ♫
A VOUS LES ENFANTS !” m’exclamai-je en me tournant vers eux avec un grand sourire amical.
Puis je repris le chant pour les accompagner.
“Ce soir c’est Halloween ! ♫
C’est la saison du spleen ! ♫
Mais nous on fait la fête ! ♫
Et on chante à tue-tête ! ♫”
Les enfants, au début timides, m’avaient peu à peu suivis, et je les laissai alors chantonner seuls, en tendant le micro vers eux et en les accompagnant de gestes de l’index tel un chef d’orchestre devant sa chorale.
“Ce soir c’est Halloween ! ♫
C’est la saison du spline ! ♫
Mais nous on fait la fête ! ♫
Et on chanta tutête ! ♫”
Il était alors temps de m’accaparer de nouveau l’attention, aussi approchai-je le micro de mon sourire carnassier pour commencer un couplet.
“Ce soir je deviendrai votre serviteur ! ♫
Je suis le renommé Jack l’Eventreur ! ♫
L’autoproclamé Maître de la Peur ! ♫
Je vous ferai connaître la Terreur ! ♫”
Grand silence dans la salle, échanges de regards quelque peu inquiets. Avaient-ils bien entendu ? Les paroles n’étaient peut-être pas au goût des enfants ?
“Je plaisante bien sûr !!!” m’exclamai-je à l’attention du public avec un grand sourire, avant de reprendre le refrain avec les enfants :
“Ce soir c’est Halloween ! ♫
C’est la saison du spleen ! ♫
Mais nous on fait la fête ! ♫
Et on chante à tue-tête ! ♫
Ce soir c’est Halloween ! ♫
C’est la saison du spleen ! ♫
Mais nous on fait la fête ! ♫
Et on chante à… tuuuuue-têêêêêêêêêêêêêteuh ! ♫”
Fin de la musique, quelques applaudissements timides. Bien, maintenant que la salle était chauffé - et non, cela n’avait rien à voir avec les flammes au-dessus de ma tête - il fallait enchaîner avec le clou du spectacle ! Je me tournai alors vers les petits voyous, bien plus enchantés par ma présence que leurs parents aux regards interrogateurs.
“Alors les enfants ! Est-ce que vous aimez les clowns ?!” demandai-je, d’une voix aigüe et d’un ton très exagéré.
“Ouiiiiiiiii” me répondirent-ils tous en choeur.
“Oh ! Zut alors ! C’est dommage, je ne suis qu’une citrouille !”
Quelques rires dans l’audience. Peut mieux faire. Je hochai la tête à droite et à gauche.
“Bon, alors on va faire autrement ! Dites-moi les enfants ! Est-ce que vous aimez les p-p-p-p-pestacles ?!”
“Ouiiiiiiiiii !”
Quelques rires d’enfant accompagnèrent la réponse.
“Vraiment ?!” m’exclamai-je, imitant l’étonnement mêlé à de l’enthousiasme infantile.
“Et dites-moi les enfants ! Est-ce que vous aimez les tours de m-m-m-m-magie ?!”
“Ouiiiiiii !” répondirent-ils de leurs voix niaises et agaçantes alors que certains d’entre eux, assis sur la scène devant moi, applaudissaient mollement.
“Incroyable !” m’exclamai-je. “Car j’ai justement un tour de magie pour vous !”
“Moi n’aime bien les tours de mazie !” lança une gamine dont le sourire s’étendait jusqu’aux oreilles.
“Et bien prépare-toi, ma petite, car Ze vais te faire le plus beau tour de mazie que tu n’aies zamais vu !”
Quelques rires parmi les parents. Ah, se moquer de la diction d’une gamine de cinq ans, ça, ça marchait toujours !
Alors que le micro que je tenais avait mystérieusement disparu, je tapai deux fois dans mes mains, et aussitôt, une boîte noire rectangulaire apparut, elle était en position verticale et était suffisamment haute et large pour y enfermer un être humain moyen.
“Pour ce tour, j’aurai besoin d’un ou d’une volontaire dans l’audience !” affirmai-je, tout en scrutant attentivement le public.
Soudain, mon fin index osseux désigna une jeune dame trentenaire.
“Vous !” m’écriai-je.
La dame, surprise, regarda timidement autour d’elle avant de se désigner elle-même d’un geste de la main, m’interrogeant du regard. Et alors que j’acquiesçai d’un signe de tête, je la vis hocher négativement la tête dans tous les sens, presque paniquée.
“Oh mais c’est qu’elle est timide !”
Je sautai de la scène pour rejoindre les spectateurs et m’approchai d’elle, d’une démarche exagérément loufoque en faisant de grands pas et en levant mes genoux le plus haut possible à chaque pas. Puis je me penchai vers elle.
“Comment tu t’appelles ?”
“Heu… Alice…”
Je me redressai et exécutai aussitôt un triple salto arrière pour revenir sur la scène, avant de m’écrier joyeusement :
“Mesdames et Messieurs et autres Non-Binaires, acclamons tous Alice, pour lui donner du courage ! Alice ! Alice !”
Et la foule galvanisée reprit :
“Alice ! Alice ! Alice !”
Même son compagnon s’y était mis, si bien qu’elle se sentit obligée de se lever et de monter sur scène.
“Alice, Mesdames et Messieurs !” fis-je en la désignant grâcieusement d’un geste de la main, suscitant les applaudissements.
J’ouvris alors la boîte et l’invitai à y entrer. Elle regarda la boîte, hésitante, puis se tourna vers moi avant de demander timidement :
“Heu… C’est pas dangereux ? Vous êtes sûr que vous savez ce que vous faites ?”
J’écarquillai aussitôt des yeux, feintant la stupeur et l’incompréhension.
“Dangereux ?! Mais voyons ! Pour qui est-ce que vous me prenez ? Un éventreur de pacotille ?! Ha ha ! Allez Alice ! Il est temps d’entrer au Pays des Merveilles, et ceci est le terrier du Lapin Blanc !”
Sans doute sous la pression de la foule, et n’osant pas refuser la proposition par timidité, ses pas la conduisirent mollement à l’intérieur de la boîte alors que son regard trahissait son inquiétude et son envie de se téléporter le plus loin possible de ce lieu. Je refermai délicatement la boîte derrière elle avant de la verrouiller, puis je fis apparaître des chaînes métalliques que j’enroulai tout autour de la boîte pour empêcher toute évasion.
“C’est ce que j’appelle un cadeau bien emballé !”
Quelques rires dans la salle, peu emballée quant à elle.
Je plaquai alors mes mains l’une contre l’autre, avant de les décoller tout doucement, faisant apparaître un objet métallique entre celles-ci. Il s’agissait d’une épée, dont la pointe était collée contre la paume de ma main gauche et le manche tenu par ma main droite. Je pris plaisir à regarder la mine déconfite du compagnon d’Alice pendant que je faisais apparaître l’arme blanche petit-à-petit.
L’homme, nerveux, finit par se lever et se rapprocher de la scène.
“Attendez ! Vous êtes sûr que…”
“T’inquiète, mon bonhomme ! J’ai répété ce tour des centaines de fois !” répondis-je en levant mon épée en l’air et en la maintenant en position verticale tout en tenant le bout du manche uniquement posé sur mon index.
Aussitôt, j’empoignai à nouveau fermement mon arme, et la plantai d’un geste vif en plein milieu de la boîte, alors qu’on entendit un hurlement de douleur provenant de l’intérieur.
“Quelle excellente comédienne !” m’exclamai-je, tout sourire, en m’adressant au public.
On entendit des chuchotements, et les spectateurs s’échangeaient des regards emplis de malaise. La lame avait traversé complétement la boîte, et de l’autre côté, on pouvait voir des gouttes de sang couler, tandis qu’on entendait des gémissements de douleur provenant de l’intérieur.
“Ma…maman…?” fit un gamin en se relevant et en s’approchant de la boîte.
“Arrêtez ! Ouvrez cette boîte ! Laissez-la sortir !” s’exclama le compagnon d’Alice tout en montant sur l’estrade.
Je laissai échapper un soupire de désarroi, tout en retirant d’un mouvement sec l’épée plantée dans la boîte, sous les cris d’effroi des spectateurs à la vue de la lame dégoulinante de sang. Je glissai un index le long de la lame et le mit dans ma bouche pour y goûter le liquide rougeâtre.
“Du jus de tomate !” m’exclamai-je. “Vous savez, c’est très mauvais d’interrompre un tour qui n’est pas terminé. On ne sait pas ce qu’il peut se passer, en magie, une erreur est tellement vite arrivée.”
“Libérez ma femme tout de suite espèce de taré !” s’exclama le courageux monsieur qui, rappelons-le, faisait tout de même face à un être surnaturel composé d’une citrouille en flammes sur un corps créé à partir de rien !
Je pouvais admirer ce courage.
“Boooon, d’accord ! D’accord ! Puisque je vois qu’on ne peut plus rigoler !” m’inclinai-je.
D’un claquement de doigts, je fis fondre les chaînes métalliques. Puis je tournai le verrou de la boîte, et laissai la porte s’ouvrir, et là :
“TADAAAAAAAM !!!” m’écriai-je en désignant mon oeuvre d’un large mouvement du bras, tel un peintre dévoilant son dernier tableau.
Alice s’effondra mollement sur le sol, la main posée contre son ventre, baignant dans son sang.
Son compagnon tomba à genoux à côté d’elle, effaré.
“Non… C’est pas possible… C’est pas vrai…”
Son petit garçon s’approcha lentement, titubant.
“M…maman… ?”
Je me grattai alors l’arrière du crâne, un peu gêné.
“Oups ! Ca ne s’est pas passé comme prévu ! On dirait bien que j’ai perdu la main ! Cela dit… Ce n’est pas pire que de perdre la tête !”
Et pour accompagner mes paroles, ma lame décapita le père dans un mouvement vif et précis qui fut suivi d’une effusion de sang et du bruit de la tête roulant sur l’estrade. S’ensuivit alors un grand et strident éclat de rire de la part de votre noble serviteur, devant ce qui était sa meilleure blague de la journée !
“HA HA HA HA HA HA HA HA HA !!!!!”
Bien évidemment, je vous épargne les détails habituels : panique dans la salle, cris de terreur, pleurs, les gens qui se précipitent vers leurs gosses ou vers la sortie… Tout le tralala habituel, en somme ! Mais soyez rassurés, mes chers lecteurs, il ne me fallut qu’un claquement de doigts pour bloquer les sorties par la montée soudaine d’un mur de flammes.
“Aaaah, quelle tristesse que mon génie soit incompris.” soupirai-je.
Je faisais de mon mieux pour les divertir, et voilà qu’ils criaient, jasaient et gémissaient, déjà prêts à quitter la fête alors que le spectacle ne faisait que commencer ! Les gens n’étaient jamais satisfaits ! A quoi s’attendaient-ils ? Ce n’était que le spectacle d’une classe de maternelle, après tout !
Une heure s’écoula. Le calme était revenu. Il n’y avait plus que moi. Les corps calcinés s’étaient regroupés en un tas informe au milieu de la pièce. Assis sur une chaise, je terminai ma dernière oeuvre, sculptant dans la chair et l’os avec mon couteau. J’avais pris soin d’exorbiter les yeux. J’avais arraché les dents, coupé la langue, et dessiné un sourire en dents de scie sur les lèvres et les joues. Je me relevai, remontai sur l’estrade, et posai ma dernière tête de citrouille d’enfant au milieu de toutes les autres. Je pris la bougie qui se trouvait dans le dernier véritable Jack O’Lantern, et la glissai à l’intérieur de la bouche du visage défiguré mais bien plus beau ainsi.
Puis je reculai de quelques pas. Elles me regardaient, toutes ces petites têtes d’enfants mutilées. La lueur de leur bougie interne, qui émanait de leurs orbites creuses et vides, me réchauffait le coeur. Je leur avais trouvé un nom. Mes petits Junior O’Lantern.