Château de Demigra

Enfer, Jahannam, Tartare, Shéole, Hel. Les gouttes de sang dans les rivières du monde des Démons divins n’ont d’égal que le nombre d’appellation pour le royaume des ténèbres héréditaires. Quittant son vaisseau volant, l’incarnation charnelle de la pionnière des souffrances mit posa son de bandelettes nue sur les dalles bâties sur les âmes hurlantes de décennies de peines. Un sentiment étrange parcourait son coeur habituellement froid. Une sensation comparable à celle d’un ancêtre qui entrait dans le palais dont il avait posé les fondations. Ou alors à un personnage qui venait d’utiliser l’énergie d’une x3 pour se déplacer sans avoir à passer par les bases de lancement. Dans tous les cas, il y eut un certain et léger choc, qui lui fit souffler très légèrement du nez dans un réflexe d’incrédulité, avant que sa vanité gracieuse lui fasse comprendre que ce monde était le résultat naturel d’une suite d’évènements dont la pichenette initiale fut la sienne. Cela était comparable à l’époussetage d’une étoile du Walk of Fame, avant d’y découvrir son nom, son patronyme qui prédatait tous ceux des autres. Ce fut une expérience agréable qui disparut comme toutes les autres. Et c’est alors qu’elle fut saluée par un hôte de grande classe.

”Tout le plaisir est pour moi, cher Diable.”

De ses mouvements excentriques mais planifiés, ce Majin n’eut aucun mal à se faire bien voir par la destructrice céleste. Il portait des vêtements bleus, datant d’une époque ancienne, qui s’accordaient à ses cheveux pour rappeler le style d’un bouffon. Mais si la nature l’avait pourvu d’oreilles plus petites et d’arcades sourcilières moins développées, elle n’aurait aucune honte à le qualifier de beau garçon. Mais il avait eu le malheur de naître avec un maquillage rouge sous les yeux particulièrement tisonnier. Elle n’avait rien à redire de l’or qui décorait son front et ses lobes ainsi que quelques pores de son costume, mais il était évident que le disciple inconnu du mal absolu adorait faire part de sa perfidie à travers son glamour. Mais l’architecture de sa demeure, ainsi que les magnifiques formes de ses chaises, s’accordaient à lui faire supporter cette physionomie qui ne méritait qu’un quinze sur vingt. Demigra ne s’était pas prié pour s’assoir devant son dôme minuscule qui peinait à prendre place dans cette partie de l’espace existentiel qu’ils partageaient tous deux. Et Shemesh ne se priva pas de reproduire son geste, posant son magnifique derrière sur les coussins moelleux du trône d’or ténébreux. Une brume annulait toute tentative d’observer les évènements qui se déroulaient sous le ciel de verre de cette petite cloche, mais l’Inquisitrice Perditio avait déjà fouillé les souvenirs de Demigra pour se divulgâcher ses propres plans.

”Je l’avais deviné dès que j’ai pu observer cette flamme dans le regard de ce macaque. Une supériorité qui dégoulinait de tous les pores crasseux de ce singe stupide. Demigra, tu ne pourrais jamais être trop subtil dans tes apparitions.”

Dans le plateau d’argent, une bouteille se mit à voler. Un alcool jaunasse, dont le récipient se dirigea vers un verre qui se manifesta dans la paume de la demoiselle mortelle sans grand effort. Ses yeux avaient régulièrement vu les mortels tenter de se trouver des moyens de soulager les douleurs qu’elle déchaînait sur les populaces innocentes. Certains mettaient du gigot sur leurs bleus, d’autres de la glace. Mais elle savait très bien que les glaçons, c’était pour le pastis. Et du pastis, elle en avait dans son godet, accompagnés de petits cubes d’eau gelée lui apportant fraicheur et tranquilité. Oh ! les violons entamaient leurs champs funèbres. Les choristes chantaient les requiems qui suivraient ces douze petites victimes partout durant leur aventure tragique dont la conclusion cynique arrivait déjà à grand pas.

”Mais certainement, je t’en prie, que cette épreuve commence.”

Les condamnés n’avaient plus bonne figure après les manipulations sordides du sorcier des ténèbres. Certains et certaines gardaient leurs jolies formes, mais les monstres parmi ces sapiens gagnaient en laideur durant leur gain d’humanité. Il y avait plusieurs singes qui se voyaient réduits à l’état de leurs compères tout aussi simiesques mais bien plus faibles. Il y avait un fermier parmi eux. Un basse caste qui avait compris la place que méritait son génotype. Un enfant… non, un adulte au physique disproportionné par ce qui semblait être une importante malnutrition. Un tigre parmi les gorilles qui perdait sa sauvagerie. Un Démon du Froid à l’air benêt. Un terrien effarouché. D’autres macaques qui ne sortaient pas du lot, ainsi que deux pauvres bouts de femme lachés parmi tous ces mâles. Ils n’avaient pas leur pouvoirs, certes, mais l’énorme carrure de ces alphas couplée à la testostérone si tendrement et inégalement répartie parmi les humains pouvait amener à des résultats terrifiants. Oh, mais que feront l’originaire de Freezer et le mort-vivant une fois en contact avec la monstrueuse libido des habitants de la planète bleue ? Il n’y avait personne pour juger les derniers actes de ces créatures avant leur inévitable destruction. La brume cachait leur vices, et le mal guettait la fragilité de leurs esprits pour se glisser dans les fentes de leur psyché et semer le doute dans leurs âmes. Allons, allons, mes doux agneaux, que ferez-vous de vos capture ? Leur sang remplacera vos mets si la chasse ne vous apporte rien. Leurs corps accompagneront vos couches pour combattre l’anxiété qui se cache dans vos ombres. Leur mort est une prochaine étape vers votre vie. Et il n’y aura aucun témoin. Aucun juge. Le survivant s’en tirera sans soucis.

”Certains semblent se connaître. Le maigrelet semble déjà lié d’amitié avec l’un de ces rustres. Les deux demoiselles seraient capables de fuir leurs compères masculins ensemble si les nouveaux corps de certains d’entre eux venaient à se trouver trop désireux. Et beaucoup d’entre eux ont été nourris par l’optimisme depuis le sein de leur mères. Tant d’esprits à briser, entre nos petites mains. Une étude longue et douloureuse de la folie de ces petits insectes. Ah ! si cela pouvait durer...”

”Mon cher Demigra, tu demandes à la première des artisanes de la désolation si elle se sent capable de faire grandir les graines du deuil dans ton terreau vierge. J’ajouterais ma touche à ton tableau si tu m’offres si complaisamment l’occasion.”

De ses doigts de harpiste la harpie agitait son verre en cercle, et le pastis glacé devenait vortex. Le cyclone alcoolisé devenait semblable au trou noir qui habitait le coeur de la demoiselle mortelle. Dans ce salon de deux précieuses assoiffées de sang, elle était la Grande Mademoiselle. Le soleil du mal qui avait arpenté le monde de la destruction avant même que les destructeurs puissent un jour prendre place dans cet univers. La pionnière de toute affliction que Demigra s’amusait à reproduire et à “améliorer”. Avant que les diables et les antéchrists ne puissent même imaginer leur ascension vers l’holocauste universel, Shemesh Perditio avait schématisé la décimation, l’hécatombe et l’apocalypse. Elle en avait fait sa partition personnelle, qu’elle jouait en concert sur chaque espèce qui approchait de la civilisation. La virtuose sanguinaire était devenue une Mozart avant Mozart, voyageant de système solaire en nébuleuse, à travers les continuum et les trous de ver, caressant la poussière d’étoile de ses doigts bandés. Et cet avatar qu’était ce corps bleu d’Inquisitrice, orgueilleuse, impatiente, et sociale, cet avatar qu’il a fallu recalibrer de temps à autres, il lui plaisait bien.

Le mort-vivant était devenu vivante. Intéressant. Cela faisait un bout de viande supplémentaire à jeter aux loups, qui venaient de gagner un membre : un démon du froid sans concept de pudeur ou bien d’intelligence. Dans cette émission de téléréalité tordue, destinée à deux spectateurs et admettant six fois plus de concurrents, il y avait déjà des groupes qui se formaient. Demigra disait à haute voix ce que Shemesh pouvait comprendre toute seule. Cela devait faire grand plaisir au diable de pouvoir dialoguer tout seul et enseigner l’évidence. Elle tâchait de ne pas l’interrompre pour éviter de troubler l’égo qui suivait généralement les génies. Mais tout cela n’était que des préparations pour amener à une devinette qu’il pensait compliquée. Si dure était-elle qu’il interdisait à la reine mortelle d’aller piocher les réponses à l’intérieur de son esprit. En vérité, elle avait déjà deviné la question avant même qu’il ne puisse cacher la réponse au fond de son crâne. Pourquoi avait-il amené Beelax en ce lieu ? La réponse évidente était que c’était la seule vengeance qu’il pourrait avoir envers les survivants de son ancien jeu, les deux autres ayant transcendé leur faiblesse mortelle qui les laissait vulnérables à ses attaques… Et l’un d’entre eux n’était pas bien inconnu à la déesse pernicieuse. Mais, une fois l’orgueil du diable ajouté à l’équation de cette devinette, elle n’eut pas de difficulté à comprendre qu’il serait là pour donner confiance et espoir à cette bande d’idiots naïfs et juvéniles. Mais elle ne put s’empêcher d’appuyer sur un souvenir de l’être diabolique qui l’avait invité dans sa demeure.

”Tu te moques bien de celui qui t’as terrassé. Mais je me rappelle de lui, et de celle qui fut la première à lancer son ascension. Que tu le veuilles ou non, il aurait résisté à l’assaut de ta sorcellerie. Il est plus tenace qu’une montagne et plus fou qu’un bouffon. Qui sait si ce n’est pas lui qui te fit croire que ta défaite faisait partie de ton plan ?”

Mais ce n’était plus le moment de se moquer de son partenaire de jeu. Il était temps de prendre sa place dans ce jeu du Diable.

”Des loups-garous ?... Classiques, mais ils feront l’affaire.”

Oui, des sales bêtes, qui apparaissent et disparaissent régulièrement des livres d’histoire et des folklores patois pour instiguer la peur dans les esprits des sales gosses qui désobéissent trop à leurs parents. L’objectif… l’objectif n’était pas. Il n’y avait pas d’objectifs à cela. C’était du sadisme sans véritable quête. Un réactif de plus ajouté à la mixture, un autre ingrédient ajouté à la recette afin d’observer le résultat. De la sauce curry dans un yaourt, des vivants dans une fosse commune, des rires dans une salle de torture. C’était à tout pris ce que ces pauvres idiots ne désiraient pas. L’un des loups était un pauvre petit caporal au coeur rempli d’idéaux idiots, optimistes, juvéniles, et au cerveau enchaîné par des mémoires impitoyables, par la peur de ne pas pouvoir accéder aux besoins primaires de tout être vivant. Chaque seconde, le toît pouvait s’écrouler. Un rat pouvait dévorer ses orteils, des mites sa couverture, des créanciers sa dignité. Qu’a-t-il sacrifié pour survivre ? Quelle parcelle d’amour propre restait-il dans l’âme de ce macaque ? D’où venait cette peur du noir qui paraissait enfantine pour ceux qui eurent une enfance ? Cet être qui s’attacha si rapidement à Kyabe, cet être qui avait pour but d’empêcher à quelconque autre enfant de subir ce sort, qu’avait-il vécu ? Ah, le capitaine aux bras frêles avait une grande place dans l’estime de celui qui était à présent séquestré dans un sous-sol ! La partageait-il avec quelqu’un d’autre ? Le temps faisait le tri entre les vrais et faux amis. Dans une pièce à six, sans manger ni boire pendant plusieurs semaines hormis quelques miettes, il était passé au peigne fin avec l’entourage de Scalio. Les pupilles lumineuses de l’Inquisitrice Divine se délectaient des visions que lui offraient l’anima de l’animal aux yeux larmoyants et au corps déchainé. Que ses pulsions ressortent donc ! Et que cette haine qui s’est tapie en lui à chaque coup subis, à chaque gargouillement de ventre, à chaque malheureux petit malaise ressorte dans un fracas de hurlements dans la nuit. Qu’il dévore et qu’il pleure ! Et que sa fourrure se tache de sang !

Mais avant que ses iris puissent glisser vers la chienne en chaleur sanglante et le rescapé illusoires, ses oreilles captèrent l’arrivée en talon hauts d’une nouvelle arrivante. Ce n’étaient pas des bottes qui pourraient signaler l’approche d’un Roi Carmin dont elle avait enclenché l’ascension, dont l’objectif aurait été de punir atrocement Demigra pour avoir osé ne pas rester un légume bavant sur le sable du monde des Démons. C’était… un pas lent, avec une cadence digne des esclaves de Freezer avec le plus de maîtrise dans l’art de se dandiner. Tournant la tête, elle put voir une dame à la peau bleue et aux oreilles pointues, et aux vêtements comparable à de simples tatouages sur un corps nu. L’un de ses sourcils se leva un instant. Elle n’avait pas envisagé que Demigra ait sa propre servante sexuelle, ni qu’il puisse avoir de goûts pour une Héra… Cette pensée perdura jusqu’à ce qu’elle aborde son supérieur avec un ton indigne d’une simple fille de joie, celui d’une égale, que le Dieu Démon lui rendit bien rapidement. Les yeux assassin de la première pousse du mal ne manquèrent pas de pénétrer dans l’esprit de cette succube au goût vestimentaire bien inférieur à celui du Diable. Elle ne put aller bien loin, se rendant compte que cette dévergondée avait fricoté avec un… Masque de Fer ? L’expression de mademoiselle Perditio se métamorphosa en celle d’une fatigue et d’un dédain assez incommensurables. Quelle idiote pouvait penser maîtriser l’un de ces électrons libres aux visages de ferraille ?

Une égale de Demigra, partageant des banquets et une haine envers le plus vieux de leurs pairs. Mechikabura possédait un nom qui témoignait de son ancienneté. Oui, l’avatar du mal se souvenait de lui. Ou plutôt, Shemesh se remémorait de ce que sa forme divine avait pu apercevoir un jour : les circonstances de la naissance de celui qui était beau garçon en son temps. Mademoiselle Perditio n’avait jamais eu d’émotions pour lui parler quand elle n’était qu’une force fondamentale universelle. Maintenant, elle ne ressentait rien d’autre que de la curiosité vis-à-vis du sort du Diable avant les Diables. “Ancien” ? S’était-il retrouvé aussi frippé et ridé que les mortels dont il raillait l’inévitable fin ? Un autre exemple de l’égo démesuré de ces démons antiques. Tout avait une fin. Et ces dieux n’étaient pas exonérés de cette règle qui touchait chaque parcelle de vie dans cet univers. L’avatar du soleil destructeur disparaîtrait éventuellement, tout comme le soleil lui-même. Mais le mal perdurera, et de ce mal renaîtra invariablement une nouvelle Shemesh. C’était ainsi que continuait cette partition. Une suite éternelle douleur et de destruction. L’éternel avait une fin, tout comme l’immortel, tout comme tout fondement atteignable par la raison. Ce qu’était un véritable fondamental ne pouvait pas être compris. C’était un concept absurde.

“Towa”. Une déesse démone. Le regard de l’incalculable se plongea dans les orbites banales de cette divinité qui avait portait ainsi la couronne des Enfers. Elle avait maintenue sa posture détendue mais raffinée sur la chaise, assise avec un verre dans la main face à la démone qui s’approchait d’elle en posant des questions sur la nature incompréhensible de la chair de destruction. Malgré ses compliments, elle n’avait aucune idée de ce que représentait la demoiselle mortelle pour un simple héraut de l’apocalypse comme elle. Au moins, elle rattrapait son ignorance par ses formes, et l’avatar de la destruction avait une jolie vue sur ce que le justaucorps de cette succube révélait depuis son fauteuil. Malheureusement, elle n’y apporta que très peu d’attention. La décadence extravagante n’était plus son fort depuis quelques temps. C’était une activité très fatigante qui lui était rapidement passé.

”Je suis l’incarnation de Shemesh Perditio, la force fondamentale qui régit le mal depuis le début de cet univers. Ce corps n’existe que depuis peu, tout comme cet esprit capable de ressentir les émotions amusantes qui régissent vos vies divines comme celles des mortels. Je sais très bien ce que tu représentes, Towa. Demigra m’a convié à observer et à participer dans son oeuvre. Un travail qui paraît simple et à petite échelle, mais qui représente une étude très importantes des psychés pitoyables de ceux qui tiennent désespérément à leur vie.”

Ainsi répondit-elle à celle qui devait n’avoir gagné sa place en haut de l’échelle sociale démoniaque qu’en passant sous les bureaux divers et variés avant de poignarder le dernier supérieur qui lui barrait la route dans le dos. Madame Perditio n’était pas impressionnée par cette soudaine visite, préférant le diable fringuant à cette succube en spandex et aux cheveux lissés impeccablement. Elle termina son pastis, et se commença à remplir son verre d’une mixture bien plus rouge. Laissant Demigra présenter son ouvrage, elle fit tournoyer le liquide dans son récipient, observant le vortex qui commençait à se former avant de reprendre la parole une fois les explications terminées.

”Towa. Par respect pour ton travail sur la propagation du chaos dans les dizaines de centaines de lignes temporelles que tu corromps chaque jour, je me dois de t’offrir un conseil : abandonne toute idée de vengeance contre celui que tu connais sous le nom de Quatre.”

Ce fut tout ce qui sortit de sa bouche avant que l’alcool n’y entre, et que ses iris se pose à nouveau sur le petit dôme dont personne ne pouvait sortir.

”’Rares’. Leur unicité dans un continuum cosmique sans limite compréhensible les rend bien plus clairsemés que simplement “rares”. Ils sont invincibles au dédoublement chronologique, sempiternels dans les différents cycles et renouvellements de l’univers et impondérables dans leur nature. Les êtres fondamentaux ne sont pas tant des êtres qu’ils sont la source d’avatars les représentant, portant leurs noms et leurs couleurs, mais dépourvus d’émotions. Cette enveloppe si gracieusement construite n’est qu’une amélioration d’une Shemesh Perditio simplement prétentieuse, qui devint ensuite une hédoniste immature, avant d’être cristallisée dans sa pensée. Désormais, cette chair me convient. Elle vit comme le désire celle que je suis et ne suis pas à la fois. Je peux ressentir ce qu’elle ne peut que décrire, et m’amuser à travers la propagation de ce que je représente. Mon visage peut se tordre par le rire et la colère, se dessécher par les larmes, et frémir à cause de la peur ou du désir. Mais mes mains ne sont pas les détentrices d’un pouvoir sans égal. Je ne suis qu’une déesse qui rencontre d’autres dieux.”

Voilà ce que répondit Shemesh à cette succube qui s’émoustillait devant sa grandeur, lui permettant d’émaner cette excellence dans l’analyse objective de la situation. Elle avait l’orgueil d’une déité, car elle était une déité. Mais l’humilité coulait autant dans ses veines que les globules rouges et l’annihilation. Elle n’était rien d’autre qu’une catalyseur, un réceptacle de cette force fondamentale dont elle voyait les faits et gestes inconsciemment. Dans ses rétines luisantes nichait la vision permanente de cent viols et mille hécatombes, orchestrées par le mal qui ne pouvait être véritablement éradiqué. Elle vivait en permanence dans la découverte du monde des mortels tout en laissant ses pensées divaguer dans les occupations de son anima primordial. Elle savait son coeur capable de s’énamourer du plus basique des cadavres ambulants, elle pouvait pleurer de la perte d’un jouet sans importance. Malgré son immortalité, elle craignait les désintégrations et la souffrance qui n’était pas entièrement contenue entre ses mains. Qui sait, la bonne botte contre son cou lui suffirait à implorer la miséricorde son bourreau, quand bien même elle referait ce corps peu de temps après. Shemesh, pantin de Shemesh, pantin elle-même de Shemesh, et de Shemesh, encore et encore et toujours et toujours. Une interminable et indéchiffrable réalité qu’elle oubliait avec ardeur et dignité. Qu’importe la dure réalité de son monde, elle y substituait la naïveté de la mortalité, pour s'abaisser au rang des autres dieux. Ses cheveux volaient au vent des planètes en voyant ses autres formes glisser dans les traînées d’étoile, baigner dans les galaxies et manipuler sans émoi les décisions des êtres libres. Cette chair était une libération, lui permettant de voyager entre les mortels sans les chaînes du déterminisme autour de son coup. Que les vivants la haïssent, la maudissent et crachent sur son nom de leurs lèvres sans entrave, ils ne savent pas ce que c’est d’être un rouage dans une machine.

”Veux-tu vraiment savoir, Towa ?”


Elle agitait continuellement son verre, observant le vortex se former à nouveau dans le coeur de son vin sanglant. Cette spirale commençait à briller sous les lustres du manoir du mal, comme si certaines gouttes devenaient des cristaux, ou des étoiles. Oui ! Des étoiles, c’était exactement ce qui se produisait : du tourbillon éthylique naissait une véritable galaxie, qui rayonnait devant les yeux des trois êtres, tandis que les poumons de Shemesh se sentaient gonfler d’une énergie nouvelle et bien peu commune. Une sensation d’émerveillement. Oui, c’était exactement ça. Ses iris tout aussi lumineuses que ce mini-univers s’enchantait de cette histoire qu’elle avait vu. Ce récit qui accompagna son épiderme substantiel comme la main d’une mère dans les premiers pas d’un nourrisson. C’était comme reproduire une danse de jeunesse ou écouter une berceuse oubliée. Cette sensation n’était pas bien désagréable.

”Avant que la vie, que la lumière et le temps soient… Il n’y avait rien. Et avant ce rien, il y avait tout. Un autre monde, un autre univers. Des créatures au delà de notre entendement à vous dieux-démons comme à mon misérable avatar. C’était indescriptible, et pourtant parfait. C’était un cosmos aussi impeccable que le nôtre, avec son lot de lois physiques et métaphysiques qui dirigeait tout et rien. Peut-être n’avaient-ils pas la gravité ou la peur. Mais quelque chose arriva.”

Sa main se contorsionna dans une chorégraphie abominable, tant et si bien qu’on la croirait eldritch sans pourtant qu’elle ne se brise quelconque os. Cette abomination plongea dans la galaxie qui flottait tranquillement, la déchirant en son sein pour l’éternité.

”Il était ou ne l’était pas. Il fut une force. Et Il décida de créer comme Il le souhaitait… Mais chaque écrivain avait besoin d’une page blanche. Ces pages naissent d’arbres. Et devant Lui se trouvait la plus immense des forêts. Mais il lui fallut son armée, car le massacre ne se fait pas seul.”

Des entrailles de la charogne galactique sortit des ombres. Des dizaines de centaines de formes, de choses… Ils ressemblaient à des bruits, résonnaient comme des couleurs, et se mouvaient comme le vide. Parmi elles, cinq s’élevèrent. L’une d’entre elles, sans description possible, pouvait cependant attirer l’oeil de Towa, qui la reconnaîtrait dans un océan de copies.

”Toutes ces créatures sont temporellement uniques. Elles ne sont pas liées au temps et ne vivent véritablement que dans l’instant présent, une caractéristique partagée avec ma forme physique. Si vos yeux se posaient sur ce moment exact dans une tout autre continuité, identique à la nôtre… vous n’y trouveriez que vos doubles en train de tramer quelconque nouvelle souffrance contre les pauvres petites bestioles dans ce globe de verre. Dans cet océan spatial de réalité inatteignable et de division par zéro, cinq impossibilités avaient été conçus comme une élite… Les Masques de Fer.”

Les terreurs s’envolèrent, avant de replonger dans la nébuleuse avec la brutalité d’un rhinocéros empalant un chasseur de sa corne, tandis qu’entre les yeux illuminés de Shemesh perla une goutte de sueur froide.

”Ils furent renommés Cavaliers de l’Apocalypse dans certains écrits, évangélistes dans d’autres… Les humains se sont appropriés leur légende encore et temps encore.”

Ce n’était pas qu’une observation…

”Ils menèrent la meute d’invraisemblance dans la lutte contre les titans anciens, les monstres d’antan, dont les cadavres devinrent les fondements même de notre factualité. Ce qui dura des milliards d’années se termina bien rapidement… Mais les cinq généraux perdirent l’une des leurs...”

Dans l’affrontement des improbabilités, l’une des formes les plus imposantes se fit abattre avec un son digne du coup de tonnerre qui les enfanta tous.

”Sous les coups d’un renégat épris de remords pour les victimes de l’hécatombe...”

L’ombre du Premier des Traîtres disparut, poursuivie par celle qui semblait si familière aux yeux de Towa malgré son apparence indescriptible, tandis que les trois autres lamentaient la perte. Les yeux de l’Inquisitrice devinrent brumeux le temps d’une pause qui disparut aussi vite que le déloyal.

”Les ennemis n’étaient plus… Et en guise de remerciement pour son armée aux mains à jamais sales, leur Créateur les détruisit tous durant le phénomène que l’on appela Big Bang… ”

Une vague de lumière les extermina tous en un instant. Des légendes dont Towa et Demigra ne pouvaient que rêver, disparues en un clignement d’oeil.

”Tous sauf les masques, ainsi que deux dieux mineurs : le judas qui avait quitté les rangs des condamnés avant la purge, ainsi qu’un autre qui fut si assoiffé du sang qu’il fut capturé par leurs anciens ennemis, et laissé prisonnier dans une forme très affaiblie malgré la fin des batailles.”

Une nouvelle galaxie s’était formée, alors que les indescriptibles gagnaient des formes humanoïdes.

”Le Quatrième des Masque de Fer, que vous connaissez, s’est lancé dans une quête vers l’étude des sentiments et des âmes, avant de sombrer tragiquement dans la folie après une très mauvaise rencontre. Cette marque obtenue dans son avenir résonna dans son passé jusqu’à lui faire atteindre un stade au delà de nos fondements spatio-temporels… ”

Le petit être fuma un cigare, avant de saluer les démons avec son chapeau, pour plonger dans le centre de la galaxie.

”Le premier des Masques de Fer, dévasté par la mort de celle qu’il voyait comme une amante, s’isola au loin dans une partie inexplorée de l’univers nouvellement créée, y créant un empire dont il devint le maître immortel et incontesté, annihilant ses émotions pour devenir l’ordinateur qu’il rêverait toujours d’être. Mais on raconte qu’il a un fils dans le nôtre. Un fils qui n’obtint que des gènes humains de son lignage… et que j’ai pu rencontrer...”

Elle sembla sourire un instant. Quelque chose de trop bienveillant pour être l’oeuvre d’un dessein maléfique inconnu. Plusieurs perles de terreurs coulaient sur son front.

”Le second se lia d’amitié avec des êtres qu’il voyait comme étant hors du commun, les orientant vers un futur plus brillant. Sa dernière trouvaille fut un insecte atypique, plus puissant que chaque autre version de lui qui puisse coexister dans le même ensemble chronologique. Si atypique fut-il qu’il créa lui-même des êtres uniques au sein de la temporalité. Une caractéristique divine, offerte à des fillettes… Et lui, il vogue dans les dimensions comme si de rien n’était. Un personnage hors du commun.”

Elle souffla du nez un instant.

”Le traître et le prisonnier se lièrent d’amitié, avant de se perdre de vue… L’un a trouvé comme compagnon un exilé auquel il offrit des pouvoirs de divination, et l’autre arpente l’univers dans des cycles éternels de réincarnation… Et l’univers oublia tout.”

Il y eut un silence, au cours duquel la galaxie disparut entièrement, elle et toutes ses illusions. Shemesh reprit sa cadence respiratoire monotone et habituelle, alors que son Obélisque s’approchait d’elle afin de lui nettoyer le front suintant à l’aide d’une serviette. Chose faite, elle reprit sa position initiale sur le siège.

”Quatre n’est pas une constante, ni un fondamental, ni même un dieu. Il est un fragment d’un monde qui n’existe plus, et utilise la logique de son monde afin de s’amuser dans le notre, cherchant éternellement un fragment d’amusement avant qu’il ne puisse devenir un véritable créateur. Il ne demande qu’à pouvoir concevoir son univers, avec ses lois, ses logiques, ses civilisations, et chaque minuscule personnage qui l’habiterait. Pourtant, son égo ne le laissera pas se contenter de l’écriture pathétique d’un misérable roman, quand bien même ses pouvoirs le laisseraient gagner toute la notoriété du monde. Il pourrait être un éternel best-seller, et cela ne lui suffirait pas. Ses yeux observent les aventures des mortels comme s’ils étaient des spin-offs de la grande aventure qu’il mène, sauf pour quelques individus qu’il ne voit comme la neige d’une vieille télévision. Ta vengeance ne l’atteindra pas, car il aura toujours le dernier mot.”

Elle but son vin, afin de se remettre de sa déshydratation, tandis que les autres parlèrent d’un nouveau concept à introduire dans leur zoo personnel. Shemesh n’eut rien à ajouter, laissant apparaître dans sa main un petit soleil, dont les caprices aléatoires chamboulerait définitivement les chances de victoire de chacun.